La détection de feux de forêt grâce à l’IoT : une ambition contrariée

Benjamin Daix
8 min readDec 15, 2022

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Photo by Issy Bailey on Unsplash

La startup allemande Dryad Networks, qui développe des solutions IoT de prévention des feux de forêt, a signé un investissement de 10,5 millions d’euros ce mois d’août 2022.

Cette levée de fond intervient dans un contexte où les méga feux de forêt deviennent récurrents chaque été. Ils surprennent année après année par leur nombre et leur ampleur. Rien qu’en Europe en 2022, 700.000 hectares ont brûlé. Ils touchent désormais des zones géographiques jusque-là épargnées, comme le Royaume-Uni ou la Suède. Cette dispersion du risque empêche la concentration de moyens dans les zones autrefois les plus sujettes aux feux de forêt, à savoir les pays méditerranéens (France, Grèce, Espagne).

Des technologies matures

Nous savons que les technologies, comme celle développée par Dryad, sont matures. Il s’agit en substance d’un réseau de centaines de petits capteurs, disséminés dans les forêts. Les capteurs remontent leurs données qui sont analysées par une intelligence artificielle. Ce système permet d’alerter de manière extrêmement précoce d’un départ de feu.

Des coûts inférieurs aux incendies eux-mêmes

Un calcul simple a permis de déterminer qu’il était moins cher d’équiper l’ensemble des forêts (à risque) d’Europe de ce type de solution, lorsqu’on le compare aux coûts exorbitants des incendies, pour une seule année. En effet, une fois la solution installée, elle est amortie sur plusieurs années (avec certes des coûts de maintenance conséquents).

Cet article essaie de comprendre les différents obstacles techniques, financiers, politiques et même psychologiques qui freinent le déploiement de ces solutions à grande échelle.

Comment fonctionne la prévention des feux de forêts à ce jour ?

La prévention incendie est effectuée à la fois par les pompiers et l’office national des forêts, en plus des alertes des citoyens. Il est constitué des dispositifs suivants :

  • patrouilles au sol : des patrouilles véhiculées, équipées de jumelles et de radios parcourent les forêts et scrutent d’éventuels départs de feux. Ils observent également le niveau de sécheresse des sols.
  • des opérations de sensibilisation vis-à-vis de la population et des promeneurs (pour limiter les départs de feux involontaires liés à des cigarettes ou des barbecues)
  • moyens de reconnaissance aériens : hélicoptères et avions
  • allumages de feux tactiques, des incendies volontairement allumés par les pompiers pour contenir un feu existant
  • les images satellites qui au-delà d’être très utiles dans le combat contre un incendie en cours, peuvent indiquer les zones à risque et sur lesquels des feux préventifs seraient utiles.

Comme nous le savons l’ensemble des ces outils n’est pas suffisant, les feux de forêts n’ayant jamais été aussi virulents que cette année. Ces dispositifs visent à limiter le nombre de départs de feux via des actions de prévention et de surveillance. Mais les incendies sont en grande majorité le fait d’actions humaines.

Les solutions IoT visent ,elles, à maîtriser un départ de feu avant qu’il ne devienne incontrôlable.

Les apports d’architecture IoT de prévention des feux de forêt

La solution IoT développée par Dryad Networks consiste en un réseau de très nombreux capteurs, maillés par des gateways (fonctionnant en mesh) et remontant les données sur le cloud. Nous allons nous pencher sur chacun des étages de cette solution.

La vidéo réalisée par Bosch et Dryad :

https://youtu.be/A4DK8jQnHbQ

Capteurs

Tous les capteurs sont alimentés par une batterie solaire. Ils mesurent la température, l’humidité et la pression, ainsi que plusieurs autres gaz liés aux d’incendies (hydrogène, monoxyde et dioxyde de carbone entre autres). Ils sont dotés de capteurs Bosch BME688 de seulement 3 mm. Elles utilisent le réseau basse consommation Lorawan pour communiquer avec les gateways.

Gateways

Également alimentées par panneaux solaires, les gateways permettent d’assurer une communication fiable entre les capteurs et sont placées tous les 2 à 6 kilomètres. Elles permettent une communication à double sens et peuvent être mise à jour à distance (Firmware Update Over-the-Air).

Une autre type de gateway est utilisée pour être installée en bordure de forêt, comme par exemple un relais de garde-forestier. Elle utilise le réseau cellulaire ou LAN (si une connexion internet est disponible) et peut être branchée sur le réseau électrique. Elle permet de renforcer la résilience de l’ensemble du réseau de surveillance.

Plateforme Cloud

La forêt “connectée” est monitorée depuis n’importe où grâce à une plateforme cloud qui vient récupérer, analyser et alerter des départs de feux.

On pourrait donc penser que les solutions IoT sont pour le moins complémentaires aux dispositifs de prévention classiques. Aucune solution n’ayant été à ce jour généralisée en Europe, il convient de s’interroger sur les raisons de cette lenteur.

Pourquoi aucune solution IoT de prévention incendie n’est à ce jour largement déployée ?

Des raisons politiques, sociétales et psychologiques

Un excellent article datant de 2021, écrit par Etien Yovchev, rédacteur en chef du média The Recursive, dresse plusieurs explications.

L’inertie ordinaire du monde politique

Il est politiquement plus payant d’orienter du budget sur des actions tangibles plutôt que de la prévention. Acquérir un nouveau canadair ou plusieurs véhicules de pompiers sont des actions visibles et que tout à chacun peut comprendre. La logique veut que pour lutter contre les incendies, on renforce les moyens des pompiers pour lutter contre les incendies, plutôt que de se lancer dans des expérimentations technologiques, quand bien même qu’elles aient été vérifiées.

On blâmera donc ici le manque d’anticipation des sphères décisionnelles.

La résistance au changement des organisations

Il est difficile d’imposer (par le haut, c’est à dire via une législation) de nouveaux outils à des grands corps du service public. La mise en place d’une solution IoT impliquerait une refonte du fonctionnement de la prévention incendie pour les pompiers.

En cas d’échec de l’implémentation, les conséquences peuvent être désastreuses.

Les freins à l’adoption de toute nouvelle technologie

Comme toute innovation technologique, les solutions IoT suivent une courbe d’adoption qui peut patiner avant que la majorité embraye sur les early-adopters.

Des raisons commerciales et économiques

Une étude de cas d’une société espagnole développant des solutions IoT nous apporte d’autres éléments de réponse. Datant de 2017 et relatant une expérience avec un grand parc forestier national espagnol, elle nous explique que la technologie était déjà mature à cette époque, le problème s’avérait être commercial :

(…) hidden costs came from a number of sensors multiplied by the density and extension, plus the lack of an answer to who and how would install and maintain those sensors in steep and inaccessible places. Sensoring system wasn’t a problem. Communication technology wasn’t a problem. IoT wasn’t a problem and it was delivering a proper technology solution, I dare to say.

But there was no business case behind it according to the available budget.

On peut toutefois considérer que l’aggravation et la généralisation des feux de forêts sur le globe modifie la donne économique.

Si les pouvoirs publics rechignent à mener à bien le déploiement d’une telle solution, pour des raisons budgétaires ou politiques, existe-t-il d’autres acteurs qui pourraient prendre le relais ?

Les méga feux devenant un problème colossal pour toute une série d’acteurs économiques, la donne pourrait avoir changé depuis 2017. Dryad vise trois secteurs qui seraient intéressés pour porter un tel projet :

  • les exploitations forestières
  • les pompiers et la sécurité civile
  • les fournisseurs d’électricité, d’eau, de gaz ou de téléphone et Internet

On peut imaginer que des groupes d’assurance pourraient également y prendre part.

Est-on en mesure de déployer cette solution à très grande échelle pour l’été 2023 ou 2024 ?

Comme toute solution IoT comportant un nombre (très) conséquent de terminaux, se pose la question de la réelle scalabilité du projet. Nous sortons d’une crise majeure sur les semi-conducteurs, qui a impacté tous les secteurs économiques. Une partie du secteur automobile a même été mise à l’arrêt, la hausse des prix étant devenue inconciliable avec les prix de marchés.

Les incertitudes sur les chaînes d’approvisionnement

La politique zéro covid de la Chine (en cours d’assouplissement lors de la rédaction de cet article), la hausse des matières premières et l’instabilité géopolitique en Ukraine et en Asie n’ont pas fini de bousculer les chaînes d’approvisionnement et la volatilité des prix. Le coût du transport maritime reste très élevé, et il est difficilement envisageable de produire autant de capteurs sur le sol européen ou américain en maintenant le budget de la solution à des prix raisonnables.

La quantité astronomique de composants (nous parlons ici d’équiper une grande partie des forêts d’Europe) fait peser des doutes sérieux sur la capacité à les obtenir tous d’ici quelques mois. A celà s’ajoute le temps de l’assemblage, de la vérification, des tests et de l’installation

Les difficultés de recrutement

Pour une opération de cette envergure — déployer des milliers de capteurs sur plusieurs millions de kilomètres carrés de forêts — on imagine le challenge en ressources humaines.

Une architecture IoT fait intervenir un grand nombre de disciplines différentes, devant travailler en parfaite coordination : hardware, software, connectivité, sécurité, cloud, data ; en plus de toutes les fonctions supports classiques d’une entreprise technologique (design, sales, marketing, fonctions administratives, support juridique).

La spécificité du déploiement de cette architecture de prévention des feux de forêt réside dans sa grande densité de capteurs, à installer manuellement sur les arbres, tout en progressant en forêt, principalement à pied.

On peut imaginer le recours à de grandes quantités de bénévoles, mais qui devront être formés et supervisés.

En conclusion

De fait, il manque encore l’étape cruciale d’un test à grande échelle, qui prouvera l’efficience du système et donnera une idée précise du budget pour son déploiement, puis sa maintenance annuelle.

A court terme, une maîtrise des coûts et des délais incertaine

La difficulté à maîtriser les coûts et les délais de fabrication d’une part et de déploiement d’autre part, est sans doute la raison principale de l’absence d’adoption massive, à ce jour, des systèmes IoT de prévention des feux de forêt.

Reste également la question de la durabilité des capteurs : tempêtes (avec chutes d’arbres et de branches), bien évidemment les incendies, la possibilité du mini panneau solaire à capter les rayons du soleil à travers la cime des arbres, changeante par nature. Combien de capteurs faudra-t-il remplacer chaque année ?

A moyen terme, un déploiement inévitable

Les méga-feux devaient malheureusement continuer à être un problème croissant en Europe. Ils impactent grandement les transports et le tourisme, ce qui n’était pas le cas il y a encore quelques années.

Le rétablissement plausible des chaînes de production, ou leur restructuration, ainsi que l’adoption croissante des solutions IoT par les services publics et les collectivités locales, devraient venir à bout de la plupart des obstacles évoqués.

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Benjamin Daix

French Marketer specialised in tech and IoT / Based in Warsaw (PL) / dxm-agency.com